À vélo, sur les
CHEMINS VERTS
L’histoire d’un voyage à travers la France, à 2 roues et à 2 jambes, sur des chemins parallèles. A un moment de transition dans la vie, où il était temps de me mettre un coup de pied où-l’on-sait, pour sortir d’une sclérose d’esprit et d’une routine, si confortablement tuante à petit feu. Prendre la route, vivre l’aventure, pas à l’autre bout du monde mais en partant de chez soi, à vélo. Un voyage dans le temps, à la redécouverte des endroits de mon enfance, et à la conquête de l’avenir.
Trop de courses autour du monde sont vaines. Pourquoi passer une vie à cavaler ? Que rapporte-t-on de ces gigues ? Des souvenirs et beaucoup de poussières. Le voyageur rafle les expériences, disperse son énergie. Il revient essoufflé, murmure “Je suis libre”, et saute dans un nouvel avion.
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs
Un soir d’été, un de ceux nombreux depuis quelques temps, où il planait une ambiance de pas-grand-chose-qui-se-passe, j’avais les idées qui tournaient en rond dans ma tête. Une enveloppante lassitude accumulée, annulait toute émergence d’une réaction positive et constructive à ces questionnements brûlants que je me posais.
Alors pourquoi ? Pourquoi, à l’instar de Merlin découvrant la Pierre de Lune – pouvant changer la viande de chèvre en eau (© Kaamelott) – j’eus soudainement cette lumineuse révélation, qui semble-t-il allait résoudre tous mes soucis :
“Ah oui je sais, je vais aller à Poitiers à vélo”
Le projet laisse rêveur le lecteur, à n’en point douter. A moins qu’il ne lui laisse penser que son auteur sombre lentement dans la folie. Sans doute un peu des deux. J’ai voulu aller au bout de cette idée. Et comprendre dans son accomplissement pourquoi m’étais-je accroché à elle. D’une simple lubie qui aurait pu s’évanouir aussi vite qu’elle fût venue, devenue au contraire une obsession.
Je pars quelques semaines plus tard, à l’automne naissant, hasard du calendrier s’il en est, le jour de mon 33ème anniversaire. J’ai l’esprit conquérant, gonflé par les encouragements des collègues et amis et puis cette envie d’en découdre. Je fais mes premiers tours de roues, le début d’une longue série qui va me mener plus d’un millier de kilomètres plus loin, jusqu’à Poitiers. On a bien sûr tenté de m’indiquer des moyens plus simples si vraiment j’avais l’envie d’aller faire un WE au Futuroscope.
Pour expliquer le pourquoi d’un tel but, donnons une touche romanesque à ce récit.
Il était une fois un chevalier avec pas bien le sens des réalités, prit d’un bel élan utopique et d’une envie de conter fleurette, qui décida d’enfiler son short moulant au protège fessier molletonné intégré, et de chevaucher son fidèle destrier blanc aux jantes de 28”, le long d’une longue épopée sur des sentiers dérobés, pour aller retrouver sa promise, exilée alors en ces temps, en citadelle poitevine.
Cette route pavée de bonnes intentions ne me mènera certes pas vers l’enfer, mais j’ai vite réalisé qu’entre le conte et la réalité, et bien il faut pédaler…
D’abord un faux départ (j’avais oublié de fermer à clé la porte de mon appartement…), je parcours enfin mes premiers mètres, je pédale dans mon quartier comme dans un rêve jusqu’à l’orée de ma ville et puis très vite quelques kilomètres plus loin, aux frontières d’un espace connu qui était alors celui de mon quotidien.
Je change de repères et de réalité. Mes préoccupations de voyageur sembleront désormais échapper aux gens dans leurs voitures qui s’agitent frénétiquement autour de moi, et j’étais l’un des leur il y a peu.
Je pars pour tenter de ne plus subir la folie, pour tenter de créer la rupture sans me soucier du temps. Je pars et je laisse en arrière un bout de moi. Je veux aller de l’avant, et je me rends compte que cette première raison m’a poussé :
Partir à vélo, pour sortir la tête du guidon
J’ai planifié le parcours de cette première journée. Mais pour le reste du voyage, j’ai décidé que je verrai au jour le jour. Pour l’heure, un début réussi consistera à ce que je parvienne au terme des 100 premiers km qui constituent cette première étape. Je visite l’arrière pays Varois. Je le redécouvre en fait, sous un œil neuf.
Je grimpe sur les hauteurs du lac de Saint-Cassien, arpente le relief et profite de somptueux panoramas, profite d’un calme enivrant sur les sentiers des vignobles ou sous les oliviers. J’aborde l’effort avec l’énergie neuve d’un premier jour et la motivation au beau fixe, à l’image du ciel bleu qui m’accompagne.
Je prend mes marques, kilomètre après kilomètre, et constate que “quand même c’est pas gagné”. Les quelques 30 kg de sacoches tout le tour de mon vélo, seront des compagnons précieux en temps voulu, mais ne sont décidément pas d’une grande aide lorsque surgit la pente. Et ce jour-là ça monte… Quelques 1500 m de dénivelé positif jusqu’à Sillans-la-Cascade, que j’atteins en fin d’après midi.
Je fais un peu de tourisme en allant voir l’atout de la ville (oui, la cascade) puis je cherche le camping du coin. J’apprends en arrivant qu’il est ouvert exceptionnellement, et que seul un concours de circonstance et la gentillesse, ou la pitié que je fais éprouver aux propriétaires, fait que je peux y établir mon campement. En effet la saison touristique est officiellement achevée. Je me rends compte que je n’avais pas pensé à ce détail dans ma préparation. J’espère ne pas avoir négligé beaucoup d’autres aspects. Si le bivouac sauvage est une option possible, au bilan de cette première journée d’effort je me fais la promesse de ne pas en faire la règle, car je sais d’expérience que la récupération n’est pas la même.
Le lendemain avant le départ je petit déjeune à la paisible boulangerie du village. J’ai une passion pour les petits-déjeuners et j’honorerai ce moment tout au long du voyage, dans ces lieux de passage où se croisent toute sorte de gens. Des matinaux malgré eux cherchant un remède miracle à la torpeur en la boisson fumante posée devant eux, des planificateurs pressés capable d’anticiper à cet instant, qui du sandwich nordique au saumon ou de la pizza chorizo réchauffée, saura leur apporter la satisfaction d’une pause repas chronométrée. Par ce rituel matinal, j’aurais l’impression de conserver un lien avec la folie des gens normaux, avant de poursuivre dans la mienne.
Ce matin, je n’en mène pas large. J’évolue pourtant sans peine dans la fraîcheur du matin, sur des petites routes secondaires serpentant dans des coins magnifiquement boisés. Pourtant sans cesse le silence s’interrompt, le temps de fortes détonations syncopées provenant des nombreuses parties de chasse en cours. Un autre détail auquel je n’avais pas songé. Je pense aux accidents de chasse qui font régulièrement l’objet d’une brève aux informations, j’espère ne pas en faire partie. Je salue courtoisement les protagonistes en me signalant à leur regard. Je suis en colère au fond de moi d’avoir à craindre de leur activité récréative, imposée, qui plombe l’ambiance comme la faune sur un large périmètre autour d’eux.
J’atteins ce soir là St-Rémy-de-Provence, au terme de cette deuxième étape de 150 km. Je pensais d’abord m’arrêter à Mallemort, avant de décider au dernier moment, en fin d’après midi, de poursuivre mon effort et de continuer. Un léger excès de confiance et une anomalie de communication entre mon cerveau et mon GPS, me vaudront une arrivée dans la nuit noire, à bout de force. Mais j’ai traversé des endroits magnifiques dans la lumière mourante. J’ai reçu des encouragements du style “chapeau hein !” provenant d’un groupe de cyclistes, juste avant qu’ils ne me doublent et me déposent sur place en quelques tours de roues. Je commence à sentir que mon moyen de locomotion ainsi affublé de toute part de barda, ne me fait pas passer inaperçu dans le paysage.
Pour mon 3ème jour, je relève le défi de parcourir 120 km avant 16h30, afin d’aller à la rencontre d’un proche et de sa famille habitant sur le trajet, qui ne seront plus là ensuite. Je me dis que ce serait trop bête de passer à côté. Même si mes jambes se souviennent de l’éprouvante étape de la veille, c’est parti pour un contre la montre à travers la Camargue, durant lequel je traverserai le Gard et une partie de l’Hérault, pour une arrivée prévue non loin de son chef-lieu.
J’emprunte l’EuroVélo 8, une véloroute qui parcourt la Méditerranée, depuis le sud de l’Espagne jusqu’à la Grèce. Ces itinéraires assurent un balisage sur des portions adaptées au vélo, en dehors de la circulation routière ou le long de route possédant des aménagements cyclables protégés. Tout ce réseau de routes secondaires et de voies vertes exclusives, ouvre les possibilités à des voyages longue durée à travers toute l’Europe, à la découverte de paysages à peine cachés. Simplement par le biais de ces chemins parallèles peu fréquentés, on voyage dans une échelle de temps suspendue et propice à l’aventure. On apprécie en ces circonstances la juste valeur des rencontres, comme des trophées gagnés, qui sont à la hauteur de l’énergie dépensée par les kilomètres parcourus.
Au détour d’un sentier d’une Camargue déserte, je croise ce jour-là en sens inverse mon premier voyageur solitaire comme moi, tractant un attelage à l’arrière de son vélo. Impossible de dire d’où il venait ni où il allait, mais les signes du voyageur itinérant ne trompe pas. Il n’a pas l’esprit pollué des contraintes du monde, il est concentré sur l’effort et profite du paysage. Je suis heureux de croiser l’espace d’un instant d’autres illuminés qui semblent avoir eu la même idée saugrenue que moi. Voir si l’on peut éprouver et engranger un peu plus de liberté en faisant l’expérience d’un voyage hors des conventions.
Plus loin, je fais un bout de route commune avec un groupe de jeunes gens. Ils sont partis de Valence et se rendant à Barcelone. Je commence à me sentir un peu moins seul sur ces axes, où cohabitent à la manière d’une autoroute, des voyageurs de tous horizons et aux destinations multiples, toujours souriants et aux paroles réconfortantes, guidés par une même envie de vivre une parenthèse plus authentique et sensée.
Au 4ème jour, mes jambes souffrent mais tiennent. Les premiers instants de route sont toujours douloureux, tous mes membres semblent me détester de ne pas les laisser tranquilles une fois pour toute. Puis au fur à mesure que les muscles s’échauffent, les mouvements deviennent comme une chanson que l’on récite, l’effort devient supportable et je suis émerveillé de voir ce que peut endurer le corps, après le bénéfice d’une nuit de repos.
Je serpente entre les étangs et la mer, dans une ambiance orageuse où je joue à cache-cache avec les ondées de pluie. J’emprunte des sentiers cabossés, le poids de mon vélo se fait sentir davantage maintenant que je quitte le bitume lisse des voies cyclables du matin. Je chemine avec beaucoup de plaisir pour les yeux, dans une alternance de sentiers et de petites routes entre les vignobles du Languedoc, et je rejoins peu à peu ce qui va être un fil conducteur pendant les prochains jours : le Canal du Midi.
Je fais étape à Sallèles d’Aude, après 118 km. Une nouvelle fois, le camping municipal est ouvert pendant encore une petite poignée de jours. Seul un résident de longue durée y séjourne actuellement.
Un nouveau soir, un nouveau repas lyophilisé à la lueur de ma lampe frontale, une nouvelle nuit de repos bien méritée et c’est déjà le matin du 5ème jour. On est dimanche et je pousse la porte du café du village dans l’espoir d’y trouver un café/chocolatine (oui je suis entré en “zone chocolatine”). L’endroit, d’où il se dégage une ambiance familiale, grouille de monde et chacun semble être joyeusement tombé du lit : ce sont les quarts de finale de la Coupe de monde de rugby et la France affronte le Pays-de-Galles. En d’autres circonstances, la perspective d’une bière à 8h ne me fait pas peur, en plus dehors il menace de pleuvoir. Mais tant pis pour le sport à la télévision, le coup d’envoi ne sera pas donné avant 3/4h encore et je sens que je ne peux pas m’attarder.
Je roule toute la matinée sous la pluie modérée qui s’est déclarée. Je visite le pittoresque Minervois, mais j’avance péniblement avec cette impression pour les jambes que les kilomètres sont plus longs. L’Aude m’ouvre les bras et j’envahis peu à peu maintenant le pays Cathare. À 13h, je prends d’assaut la citadelle de Carcassonne. Il pleut, la pente est vraiment raide et je me sens victorieux lorsque je parviens au pied des immenses remparts de la cité. Je suis déjà venu ici à maintes reprises. Ce château représente symboliquement la porte d’entrée d’un territoire où j’ai passé le début de la moitié de ma vie.
Il me reste encore quelques dizaines de kilomètres, je redécouvre ces paysage du Lauragais comme si je ne les connaissais plus. Mes souvenirs d’enfance à peine enfouis me sautent au visage me semble-t-il, à chaque instant. La nuit va bientôt tomber, je suis à bout de force mais ces instants sont magnifiques. J’ai du mal à réaliser qu’après 5 jours de route à l’unique force de mes jambes, je vais arriver à ma maison familliale. L’épicentre de ce qui m’a vu grandir. Je repense sans cesse que j’ai quitté cet endroit à ma majorité, pressé comme un gamin de prendre son envol et je n’ai jamais été aussi heureux qu’en cet instant d’y revenir.
Le point lumineux de mon phare sur le haut de la colline au loin n’a pas trompé l’instinct de ma mère. Une dernière côte et bientôt dans la pénombre je devine sa frêle silhouette et celle de mon père qui sont venus à ma rencontre, au bord du chemin. J’oublie tout. La pluie, la souffrance, les 128 km d’aujourd’hui. Nous célébrons la joie de ces retrouvailles spéciales, et j’ai tant de bonheur d’avoir déjà pu accomplir ce bout de chemin pour eux, ils le méritent.
Ces émotions à l’arrivée me porteront jusqu’à la fin du voyage.
Je passe deux jours près des miens, pour reprendre quelques forces et partager de précieux moments. La chaleur humaine hors du temps qui émane du foyer familial, est parfaitement en contradiction avec les conditions météos qui se sont considérablement dégradées. Tandis que les éléments se déchaînent au dehors, je me félicite d’être arrivé à temps et me projette dans la seconde partie du périple qui m’attend.
Le 3ème jour de repos, la météo n’est toujours pas fameuse, mais promet de s’améliorer. Je décide de repartir, tardivement à la mi-journée, profitant d’un puissant vent d’autan qui sera, le temps de quelques heures, mon meilleur allié pour me propulser plein dos jusqu’au nord de Toulouse, sur les chemins de halage du Canal du Midi.
Cette partie du Canal, de Toulouse à Bordeaux, est superbement aménagée tout le long par un paisible chemin bitumé. Cette véloroute touristique en pleine saison, prisée des étrangers du monde entier à la recherche de l’image d’épinal du “French living”, est bien déserte à cette période de l’année. Je croise quelques retardataires qui jouent le décalage pour profiter pleinement du paysage. A l’abri de la circulation, à l’abri du relief, les kilomètres défilent, je franchis la limite du Tarn-et-Garonne, passe nostalgiquement au sud de Montauban et atteint après 100 km, mon lieu de villégiature pour la nuit.
Je monte ma tente dans un carré de verdure au bord de la Garonne, au sein d’un camping désert. Cette nuit là un formidable orage vient déchirer la quiétude du lieu. Ma toile tient bon et la Garonne, bien qu’encore gonflée fortement au matin d’avoir été réveillée dans son sommeil elle aussi, restera dans son lit.
Une courte étape m’attend aujourd’hui, rallier Agen sera une formalité en comparaison des précédents jours. Aussi je profite du matin pour traverser le fleuve, me balader dans les rues et goûter la chocolatine locale évidemment.
Je me rends sur la grande place, à l’entrée de l’abbatiale encadrée par son portail, un chef d’œuvre de sculpture romane qui fait la renommé de la ville. Je ressens cette même émotion à redécouvrir un lieu que j’eus fréquenté en d’autres temps. Face à ce monument ayant traversé les âges, je suis admiratif de l’engagement des travailleurs qui y ont œuvré. Comme si d’avoir goûté à l’effort physique comme moyen d’avancer, me faisait ressentir plus fort la valeur de la foi des bâtisseurs en leur création.
Je poursuis ma route jusque sur les hauteurs d’Agen. Je suis accueilli par de nouveaux proches, heureux de partager avec eux cette expérience inédite et d’échanger de joyeux moments, que la routine engourdissante et l’éloignement géographique ne permettent pas.
Les berges du Canal sont plongées dans une épaisse masse de brouillard ce matin, et la fraîcheur commence à être piquante. Toute la matinée, sur le bitume humide, la barbe constellée de perles de condensation, je sillonne parmi les arbres. Ils semblent s’incliner tels des géants, rendus plus immenses et presque magiques par ce voile dissimulant leurs cimes et leurs contours.
Ça sent bon l’automne, la forêt semble éprouver ce même regain d’énergie que moi, à se gorger d’humidité dans ce brumisateur géant, après les éprouvantes chaleurs de l’été.
Bientôt je quitte le Canal du midi, pour aborder le début de ma route en direction du Nord, avec en ligne de mire dans quelques jours si tout va bien, l’arrivée de mon voyage. Ce n’est pas encore tout à fait la dernière ligne droite, c’est maintenant que l’on va voir si je supporterai la fatigue et si mes jambes voudront bien continuer à me suivre.
Pour l’heure, je roule à bonne allure sur une splendide voie verte, utilisant le sillage d’une ancienne voie ferrée. Ce petit bout de chemin totalement enfoui par endroit dans la végétation, a été magnifiquement aménagé et donne l’impression de voler en effleurant les douces courbes de son tracé. J’imagine sans peine le train qui circulait à l’époque à cette même place. Aujourd’hui les gares ont pour certaines été réaménagées en habitation. Ce sont 104 km qui s’ajoutent à mon compteur, finalisant cette traversée d’Est en Ouest de tout le Sud de la France.
J’aurais passé en revue une bonne partie des vignobles de toute la bande Sud du pays. Aujourd’hui ne fait pas exception, en parcourant cette prestigieuse région du Bordelais, aux alentours de Libourne, je vois les noms évocateurs de St Emilion, Pomerol et Fronsac.
Je quitte à présent les sentiers biens balisés du réseau “véloroute”, car bizarrement aucun itinéraire touristique ne rallie Poitiers en vélo. Je traverse des coins de campagne reculés qui contraste avec les alléchants vignobles du matin.
J’ai surtout de plus en plus de mal à avancer. Je retrouve un relief plus exigeant que les plates allées du Canal, et je dois me rendre à l’évidence que la fatigue musculaire s’est installée depuis le départ. Je me suis imposé un rythme élevé, par rapport à mon niveau et mon chargement, mais ce n’était pas des mauvais choix. Ils m’ont notamment permis de passer au travers de sérieux évènements climatiques qui ont fait rage à ce moment là. Mais maintenant il faut tenir. J’ai envie d’y arriver tout simplement et puis je n’ai pas envie de décevoir ceux qui m’ont vu partir et à qui j’ai promis d’aller au bout.
Je repense à mon unique entraînement grandeur nature au mois de septembre. A la surprise de mes collègues, je m’étais rendu à mon ultime séminaire d’entreprise à vélo, à 180 km de distance. Une thématique portant sur l’écologie accompagnait ce séjour, et fidèle à mes convictions et par la nécessité de montrer l’exemple, j’y avais trouvé une bonne occasion de mettre en pratique le principe de la mobilité douce longue distance, de tester mes capacités, mon matériel et ma motivation. J’avais passé 2 journées à sillonner le littoral Varois, éprouvé beaucoup de plaisir et m’étais convaincu que l’Aventure ne nécessite pas de prendre un avion.
Je fais étape un peu au Sud d’Angoulême, après une longue route de 123 km. La nuit tombe de plus en plus tôt, et cette nuit le changement d’heure réduira encore cette fenêtre de jour.
Je pars donc tôt, salué par un ciel de feu. Le monde profite de cette heure supplémentaire de rêves octroyée par le passage au fuseau d’hiver. Je bats la campagne endormie, et m’élance pour cette ultime étape. La journée promet d’être belle, mais longue J’ai calculé que pour arriver à destination ce soir, je devrais parcourir 133 km. Et je sais maintenant que chaque kilomètre dans les jambes compte et qu’il va falloir s’accrocher.
Je remonte tout droit par le réseau secondaire des petites routes de jonction entre les grandes étendues des champs labourés. Il y a certes peu d’âmes qui vivent ici, mais je surprends des instants de vie tranquille, appliqué à la tâche. Chacun semble savoir ce qu’il a à faire, de l’entretien de sa clôture le long d’un chemin, à la confection bruyante d’un je ne sais quoi sous une grange. Ces campagnes que l’on dit sinistrées, ne profitent peut être pas de la prospérité du monde croissant, mais revêtent un caractère solennelle et qui me plait. Loin des tumultes de la Côte d’Azur surpeuplée, la vie ici ne disrupte pas les marchés, mais s’écoule plus juste.
Je dois anticiper mon repas du midi, je traverse en milieu de matinée la seule localité encore dotée de commerce à des kilomètres. Je trouve un café où une poignée d’habitués tiennent le comptoir. Je ne passe pas inaperçu et lorsque je demande s’il est possible d’avoir un sandwich à emporter, le tenancier missionne un ancien assis dans un coin, d’aller acheter un bout de pain à la boulangerie. Il s’exécute, l’œil complice aux familiarités que lui adressent les autres piliers du bar, et il avise l’assemblée qu’on n’en profite pas pour lui prendre sa place en son absence. Je remercie bien chaleureusement tous les protagonistes qui ont œuvré à la confection de mon casse-dalle avant de poursuivre ma route.
J’avale les kilomètres, mais chacun est désormais plus difficile que le précédent. L’après-midi est bien entamée et je dois multiplier les petites pauses. Mon corps est endolori par ces heures et ces jours à pédaler. Je suis maintenant littéralement sous perfusion du sucre des barres énergétiques que j’engloutis sans ménagement à intervalle régulier. Le coup de fouet procure l’espace de quelques minutes la sensation d’une énergie nouvelle, mais très vite mon réservoir est de nouveau à vide.
Je suis pourtant contraint de démarrer un sprint, lorsqu’un Patou blanc de la taille de mon vélo, me fait remarquer que ce bout de route est son territoire et me court après, accompagné d’ignobles grognements.
“Non, ne viens pas me chercher avec le Berlingo, j’arrive.” Je pourrais craquer là et attendre sagement que mon épouse vienne me récupérer, mais ça n’est pas comme ça que j’ai envie de terminer, ce serait trop facile et puis il fait encore jour. La topographie des derniers kilomètres ne m’offre aucun répit. Un enchaînement de côtes courtes mais brutales me font proférer quelques peu catholiques paroles, quand je dois poser pied à terre et que mon cœur veut sortir de ma poitrine.
Et puis la route cesse soudain de m’infliger ses misères, je suis aux portes de la ville. Je flotte dans les rues en angle droit des quartiers résidentiels. Les lampadaires commencent à mêler leur lueur à l’illumination déclinante du soleil. “C’est fini”, me dis-je. J’avance le long d’une longue ligne droite et bientôt je vois la silhouette timide de ma femme, et puis son rire lorsque je ne suis plus qu’à quelques mètres. Que c’est bon de voir les silhouettes des êtres aimés qui attendent votre rencontre au bord du chemin.
Il suffit de peu pour être coupés du monde et c’est loin des autoroutes que l’on se rend compte des bénéfices d’un voyage. J’ai voulu me rappeler que l’aventure est possible en démarrant depuis le pas de sa porte.
Il suffit de peu pour sortir de la spirale du quotidien, cannibale de l’énergie et du précieux temps nécessaire à la prise de recul et au questionnement. Comment se rendre compte de ce qui est réellement bon pour nous, si nous vivons en harmonie avec notre âme, si le monde ne vous laisse pas le temps de souffler. Ces interstices demeurent. Ils demandent d’être cherchés dans les replis, dans l’introspection, non dans les voies royales.
On devrait toujours répondre à l’invitation des cartes, croire à leur promesse, traverser le pays et se tenir quelques minutes au bout du territoire pour clore les mauvais chapitres.
Sylvain Tesson - Les chemins noirs
Dans un soucis de poids, j’ai choisi d’emporter une configuration très minimaliste avec un seul objectif compact à focale fixe, et le boitier plein format hybride de chez Canon, le EOS R.
Mon idée était d’avoir un accès très rapide à mon appareil. Cette configuration très légère et compacte se logeant très facilement dans la sacoche du guidon m’a permis de réaliser les images que je voulais.
Lorsque j’étais dans l’effort, la contrainte photographique que je m’étais imposée ne devait pas être non plus un handicap pour la bonne marche de mon voyage. Si j’avais eu à descendre de vélo et chercher un objectif dans une des sacoches par exemple, cela aurait été beaucoup plus compliqué.